Concordance de temps
Qu’elle s’appelle « ping-pong », « affinités électives », « échanges de bons procédés », « réponse du berger à la bergère », « connivences » ou finalement « Talkie-Walkie », l’exposition relève moins au final de l’entre soi que d’un dialogue gourmand. Celui entamé entre deux galeristes qui se connaissent et s’estiment depuis longtemps, chacun depuis sa rive : gauche pour Natalie Seroussi, droite pour Michel Rein. Chacun dans son domaine aussi : art moderne pour la première, art contemporain pour le second. Point de concurrence ici mais la volonté de se faire plaisir en échangeant ses atouts, ses cartes maîtresses, le temps d’une partie aux règles empiriques, le temps d’une exposition. En guise de trait d’union, comme un génie sortant de sa lampe, Didier Faustino, artiste et architecte qui travaille avec la galerie Michel Rein depuis quelques années. Cet hiver, sa passion admirative pour la radicalité tant esthétique, politique que plastique de l’artiste-architecte Gordon Matta-Clark, a amené Faustino à accepter l’invitation de Natalie Seroussi à scénographier une exposition des photographies de ce sculpteur d’architectures décédé en 1978. Et si Faustino a redessiné la galerie de Michel Rein, il s’emparera au terme de « Talkie-Walkie », des espaces de Natalie Seroussi pour un complet remaniement. Signe de l’engagement de cette femme dans une nouvelle aventure, désireuse après ce premier échange, de susciter de nouveaux dialogues entre art contemporain et les œuvres d’art moderne qu’elle sait présenter.
Il aura fallu de la patience et beaucoup de volonté pour accorder les violons de ces deux professionnels et leur bon génie artiste : les agendas respectifs sont parfois plus durs à cuire que les désirs. Finalement, chacun a abattu ses cartes, sorti ses trésors historiques ici et ses nouveautés là, défendu ses chouchous et divulgué des raretés. Natalie Seroussi s’est laissée guider par ses amours architectoniques ; ils sous-tendent sa sélection resserrée autour de douze artistes et architectes, forcément subjective. Surtout subjective devrais-je dire. Dans ce genre d’exercice de style, l’exposition tient autant du portrait chinois. On peut y lire beaucoup de son auteur-sélectionneur. Natalie Seroussi a été rationnelle. Michel Rein a été débordant dans ses envies attisées par les propositions de merveilles modernes qui lui ont été faites. Il faut dire que « ses » artistes ont une certaine érudition historiographique qui sied bien aux grands maîtres importés de chez Natalie Seroussi. On compte plus du double d’œuvres chez lui, rue de Turenne. La galerie est aussi plus grande. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour expliquer cette appétence, elle tient à sa personnalité. Si l’équipe de Michel Rein n’a pas souhaité comme sa consœur s’astreindre à un thème, s’impose toutefois une cohérence visuelle au passage en revue des forces en jeu. Entre les fétiches ou les formes totémiques que l’on peut voir dans Babel (Shambles), (2010), assemblage de caissons blancs de Saâdane Afif comme dans Prismatique (P7), composite de chêne et de béton édifié cette année par Raphaël Zarka, le tronc d’arbre fantomatique tagué de Didier Marcel (Colonne (hêtre), 2007), Dead Domesticity Zone (Redux), crâne de moquette créé l’an dernier par Didier Faustino ou le masque « à l’africaine » en plastique thermoformé de Franck Scurti (White Memory F, 2007), les « arguments » contemporains ont du répondant face à la Composition horizontale –verticale, une aquarelle géométrique peinte en 1916 par Sophie Taeuber-Arp, les courbes pulpeuses d’un délicat plâtre immaculé de Jean Arp (Propriétaire du tonneau de Heidelberg, 1962) ou les associations grinçantes du collage Aus der Sammlung : Aus einem Ethnographischen Museum, Nr. IX., réalisé en 1929 par Hannah Höch. Une histoire peut déjà s’écrire entre ces quelques œuvres, visuelle, formelle, intellectuelle surtout ; des affinités comme celles qui sont apparues comme des évidences pour les galeristes qui les ont choisies.
Les expositions en musée s’écrivent presque toujours selon une partition bien huilée, thématique, monographique ou chronologique. Dans un centre d’art, la tentation ces dernières années a été de convoquer les artistes à assumer la subjectivité de leurs choix, une coudée franche que n’assument pas toujours les commissaires, alors taxés de se comporter comme des auteurs. Comme si c’était un gros mot. Dans une galerie, la liberté est celle que se laisse la ou le propriétaire. S’ils veulent « faire » les auteurs, ils le peuvent. Natalie Seroussi et Michel Rein ne se sont pas privés sans que leurs « récits » ne viennent encombrer les œuvres. Des douze joueurs sélectionnés par la galeriste, onze sont aussi chez son confrère. Mais ils ne racontent pas les mêmes affinités. Lorsque Love Me Tender (2000), siège sadique à la beauté rutilante du diable de Didier Faustino partage l’espace de trois lampes constructionnistes en aluminium de Le Chevallier (années 1920), d’une photographie de déconstruction architecturale de Gordon Matta-Clark avec Conical Intersect (1975), et Off the Grid, une grille de chantier récupérée puis plaquée d’or et de peau de boa par Franck Scurti en 2013, il se dessine – au-delà des accointances formelles – une évidence conceptuelle, une doxa artistique qui cheville chacun de ces travaux manuels. Et c’est presque un « happy end » qui s’écrit lorsque Natalie Seroussi propose un Dessin métaphysique que De Chirico effectue en 1917 en regard de la délicate Forme à Clé que Raphaël Zarka a photographié sur la palette même du peintre italien dans l’atelier de ce dernier. Décidément, cette exposition n’est pas le fruit du hasard mais celui d’une intuition puissante.
Il a fallu les yeux de deux galeristes pour élaborer ce dialogue comme on envoie des signaux de fumée d’une rive à l’autre selon des codes qui restent propres à chacun, indéchiffrables pour le quidam. Mais, au final, c’est là toute la beauté du geste, on se comprend. Car ce qui parachève l’intérêt de ce jeu, c’est qu’il laisse toute sa place et sa responsabilité au visiteur qui ne pourra jamais être aux deux endroits en même temps, à la spectatrice qui sera obligée de voir, de quitter, d’oublier, de se remémorer à mesure qu’elle quittera l’une pour rejoindre l’autre. À celui qui se contentera d’une seule moitié. Je n’ai pas fait autre chose que de jouer moi aussi une partition avec les notes des autres, mais la petite musique qui en sort m’appartient. C’est le don que fait « Talkie-Walkie » à ses visiteurs, celui de les inviter à dialoguer.
Bénédicte Ramade